L’IA contre les droits humains, sociaux et environnementaux

dim 16 Fév

Ce texte est le mani­feste fon­da­teur de « Hia­tus », une coa­li­tion com­po­sée d’une diver­si­té d’organisations de la socié­té civile fran­çaise qui entendent résis­ter au déploie­ment mas­sif et géné­ra­li­sé de l’intelligence arti­fi­cielle (IA). Le lan­ce­ment de Hia­tus vise à dénon­cer l’inféodation des poli­tiques publiques aux inté­rêts de la tech, ain­si que les coûts humains et envi­ron­ne­men­taux de l’IA. Au cours des mois à venir, des actions com­munes seront orga­ni­sées pour décli­ner ce mani­feste fon­da­teur sur le plan politique. 

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Tout concourt à éri­ger le déploie­ment mas­sif de l’intelligence arti­fi­cielle en prio­ri­té poli­tique. Pro­lon­geant les dis­cours qui ont accom­pa­gné l’informatisation depuis plus d’un demi-siècle, les pro­messes abondent pour confé­rer à l’IA des ver­tus révo­lu­tion­naires et impo­ser l’idée que, moyen­nant la prise en compte de cer­tains risques, elle serait néces­sai­re­ment vec­teur de pro­grès. C’est donc l’ensemble de la socié­té qui est som­mée de s’adapter pour se mettre à la page de ce nou­veau mot d’ordre indus­triel et tech­no­cra­tique. Par­tout dans les ser­vices publics, l’IA est ain­si ame­née à pro­li­fé­rer au prix d’une dépen­dance tech­no­lo­gique accrue. Par­tout dans les entre­prises, les mana­gers appellent à recou­rir à l’IA pour « opti­mi­ser » le tra­vail. Par­tout dans les foyers, au nom de la com­mo­di­té et d’une course insen­sée à la pro­duc­ti­vi­té, nous sommes pous­sés à l’adopter.

Pour­tant, sans pré­ju­ger de cer­taines appli­ca­tions spé­ci­fiques et de la pos­si­bi­li­té qu’elles puissent effec­ti­ve­ment répondre à l’intérêt géné­ral, com­ment igno­rer que ces inno­va­tions ont été ren­dues pos­sible par une for­mi­dable accu­mu­la­tion de don­nées, de capi­taux et de res­sources sous l’égide des mul­ti­na­tio­nales de la tech et du com­plexe mili­ta­ro-indus­triel ? Que pour être menées à bien, elles requièrent notam­ment de mul­ti­plier la puis­sance des puces gra­phiques et des centres de don­nées, avec une inten­si­fi­ca­tion de l’extraction de matières pre­mières, de l’usage des res­sources en eau et en énergie ?

Com­ment ne pas voir qu’en tant que para­digme indus­triel, l’IA a dores et déjà des consé­quences désas­treuses ? Qu’en pra­tique, elle se tra­duit par l’intensification de l’exploitation des tra­vailleurs et tra­vailleuses qui par­ti­cipent au déve­lop­pe­ment et à la main­te­nance de ses infra­struc­tures, notam­ment dans les pays du Sud glo­bal où elle pro­longe des dyna­miques néo-colo­niales ? Qu’en aval, elle est le plus sou­vent impo­sée sans réelle prise en compte de ses impacts délé­tères sur les droits humains et l’exacerbation des dis­cri­mi­na­tions telles que celles fon­dées sur le genre, la classe ou la race ? Que de l’agriculture aux métiers artis­tiques en pas­sant par bien d’autres sec­teurs pro­fes­sion­nels, elle ampli­fie le pro­ces­sus de déqua­li­fi­ca­tion et de dépos­ses­sion vis-à-vis de l’outil de tra­vail, tout en ren­for­çant le contrôle mana­gé­rial ? Que dans l’action publique, elle agit en sym­biose avec les poli­tiques d’austérité qui sapent la jus­tice socio-éco­no­mique ? Que la délé­ga­tion crois­sante de fonc­tions sociales cru­ciales à des sys­tèmes d’IA, par exemple dans le domaine de la san­té ou l’éducation, risque d’avoir des consé­quences anthro­po­lo­giques, sani­taires et sociales majeures sur les­quelles nous n’avons aujourd’hui aucun recul ?

Or, au lieu d’affronter ces pro­blèmes, les poli­tiques publiques menées aujourd’hui en France et en Europe semblent essen­tiel­le­ment conçues pour confor­ter la fuite en avant de l’intelligence arti­fi­cielle. C’est notam­ment le cas de l’AI Act adop­té par l’Union euro­péenne et pré­sen­té comme une régle­men­ta­tion effi­cace alors qu’elle cherche en réa­li­té à pro­mou­voir un mar­ché en plein essor. Pour jus­ti­fier cet aveu­gle­ment et faire taire les cri­tiques, c’est l’argument de la com­pé­ti­tion géo­po­li­tique qui est le plus sou­vent mobi­li­sé. À lon­gueur de rap­ports, l’IA appa­raît ain­si comme le mar­che­pied d’un nou­veau cycle d’expansion capi­ta­liste, et l’on pro­pose d’inonder le sec­teur d’argent public pour per­mettre à l’Europe de se main­te­nir dans la course face aux États-Unis et à la Chine.

Ces poli­tiques sont absurdes, puisque tout laisse à pen­ser que le retard de l’Europe dans ce domaine ne pour­ra pas être rat­tra­pé, et que cette course est donc per­due d’avance. Sur­tout, elles sont dan­ge­reuses dans la mesure où, loin de consti­tuer la tech­no­lo­gie sal­va­trice sou­vent mise en avant, l’IA accé­lère au contraire le désastre éco­lo­gique, ren­force les injus­tices et aggrave la concen­tra­tion des pou­voirs. Elle est de plus en plus ouver­te­ment mise au ser­vice de pro­jets auto­ri­taires et impé­ria­listes. Non seule­ment le para­digme actuel nous enferme dans une course tech­no­lo­gique insou­te­nable, mais il nous empêche aus­si d’inventer des poli­tiques éman­ci­pa­trices en phase avec les enjeux écologiques.

La pro­li­fé­ra­tion de l’IA a beau être pré­sen­tée comme iné­luc­table, nous ne vou­lons pas nous rési­gner. Contre la stra­té­gie du fait accom­pli, contre les mul­tiples impen­sés qui imposent et légi­ti­ment son déploie­ment, nous exi­geons une maî­trise démo­cra­tique de cette tech­no­lo­gie et une limi­ta­tion dras­tique de ses usages, afin de faire pri­mer les droits humains, sociaux et environnementaux.